La lutte à la pauvreté, un signe d’espérance pour notre monde

jeudi le 17 octobre 1996

LETTRE PASTORALE
DE LA COMMISSION ÉPISCOPALE DES AFFAIRES SOCIALES
SUR L’ÉLIMINATION DE LA PAUVRETÉ

HALIFAX, LE 17 OCTOBRE 1996 

En cette Journée spéciale de l’Année internationale dédiée à l’élimination de la pauvreté, la communauté mondiale souligne de manière particulière l’urgence de cette tâche.1 Nous, membres de la Commision épiscopale des affaires sociales de la Conférence des évêques catholiques du Canada, invitons les personnes de bonne volonté à réfléchir sérieusement sur les causes et les conséquences de la pauvreté. Notre invitation s’étend aux nombreuses personnes qui, dans les mouvements sociaux et les organisations politiques, luttent déjà pour mettre fin à la pauvreté. Nous désirons aussi proposer aux communautés chrétiennes des avenues à explorer pour relever ce défi d’une manière toujours plus adéquate. La lutte pour l’élimination de la pauvreté constitue, à nos yeux, un signe des temps par lequel Dieu nous parle et nous propose un motif d’espérance pour notre monde.

Au jour de notre ordination épiscopale, nous nous sommes engagés devant le Peuple de Dieu à accueillir avec amour, au nom du Seigneur, les pauvres, les étrangers et tous ceux et celles qui sont dans le besoin.2 Cette importante mission nous est facilitée par les pauvres eux-mêmes qui nous redisent dans leurs détresses, par leurs attentes et leurs réalisations, le projet de Dieu: les biens de cette terre sont pour l’ensemble des humains. Il incombe à tous et chacun d’entre nous de faire en sorte que chaque personne ait sa juste part dès maintenant. C’est là le défi que les Canadiens et les Canadiennes doivent relever ensemble. En entrant en relation avec ceux et celles qui sont si durement éprouvés par la pauvreté, nous trouverons ensemble des solutions neuves et équitables. Quels sont ceux qui voient mieux que vous, personnes appauvries, la gravité des conséquences de la pauvreté? Notre société trouverait, parmi vous, une université de haut savoir, si seulement elle avait des oreilles pour entendre.3

I. SAVOIR RECONNAÎTRE LES PAUVRES D’AUJOURD’HUI

Selon les Nations Unies, malgré la croissance économique sans précédent qui a marqué notre siècle, la pauvreté demeure un problème grave. Dans les pays du Sud, une personne sur trois vit dans la pauvreté, soit environ 1,3 milliard d’individus et plus de 12,5 millions d’enfants meurent chaque année de maladies pourtant faciles à prévenir.4 Moins d’un milliard d’êtres humains ont accès aux soins élémentaires de santé et à l’instruction primaire, à l’eau potable et à l’alimentation adéquate. Le revenu individuel du cinquième le plus riche du monde est 150 fois supérieur à celui du cinquième le plus pauvre. 5

La pauvreté, phénomène complexe et source de souffrance, symbolise la marginalisation. Et tout ce qui est cause de marginalisation et d’exclusion des personnes, que ce soit la race, le sexe, l’ethnie, la résidence, la religion, l’emploi, les place dans des conditions de pauvreté. La pauvreté matérielle n’est pas nécessairement une situation permanente; elle n’est pas intrinsèquement négative; par ailleurs, elle n’est pas le problème personnel de quelques individus qu’on considère trop souvent sans valeur. Elle est parfois le résultat de facteurs environnementaux ou de la corruption des pouvoirs publics ou privés. Elle peut aussi résulter d’une maladie, d’une invalidité ou simplement d’un manque d’initiative. Très souvent, par contre, elle résulte de mécanismes économiques créés et actionnés par les humains. Vue sous cet angle, la pauvreté apparaît comme un phénomène sur lequel on peut agir. On peut modifier ces mécanismes à partir de choix sociaux différents.

La pauvreté au Canada

Les Canadiens et les Canadiennes se trouvent dans une situation de plus en plus difficile. D’une part, la Communauté internationale invite les citoyens du monde à oeuvrer pour l’élimination de la pauvreté; d’autre part, les gouvernements poursuivent trois objectifs: restriction des dépenses sociales, réduction des déficits, remboursement des dettes. Pourtant, qui élève la voix au nom des 4,8 millions de personnes, – un Canadien sur six – qui , selon les statistiques les plus récentes, vivent dans la pauvreté? Sommes-nous conscients de l’impact du maintien d’un taux de pauvreté qui atteint 16,6 % de la population?6 Il n’y a aucun doute dans notre esprit: la lutte à la pauvreté doit être en tête de liste des priorités sociales. On ne doit pas attendre pour l’entreprendre, de régler d’abord le problème de la dette ou d’autres maux sociaux.

Il semble que l’existence de la pauvreté au pays soit contradictoire avec la première place obtenue par le Canada au classement mondial selon l’indicateur du développement humain des Nations Unies.7 La pauvreté, il faut le comprendre, frappe certains individus plus durement que d’autres: par exemple, les femmes chefs de famille et les gens vivant seuls sont plus susceptibles de devenir pauvres.8 De plus, une étude révèle que près d’un Canadien sur trois connaîtra la pauvreté durant sa vie active.9 Notre lettre décrit, sans le faire d’une façon exhaustive, quelques groupes que la pauvreté affecte rudement dans l’ensemble de notre pays: les femmes, les peuples autochtones, les personnes déracinées, les enfants et les jeunes au sein de leurs familles.

Les femmes

Selon le Conseil national du bien-être social, chez les femmes qui sont chefs de famille, le taux de pauvreté est incroyablement élevé. Le groupe ayant le taux de pauvreté le plus élevé est celui des familles monoparentales où la mère a moins de 65 ans et vit avec ses enfants de moins de 18 ans. De plus, quel que soit le groupe d’âge, le taux de pauvreté est plus élevé chez les femmes que chez les hommes.10 Ces chiffres expliquent en partie pourquoi, au chapitre de l’inégalité entre les hommes et les femmes, le Canada chute de rang au classement international.11 Bien qu’aucune société ne traite les femmes aussi bien que les hommes, on ne peut être complaisant à ce sujet en ce qui concerne la performance du Canada.

Comme le soulignaient les évêques du Québec, la solution au problème de la pauvreté des femmes est au coeur de l’élimination de la pauvreté au Canada.12 Pourtant, dans presque tous les pays, comme le constatait la quatrième Conférence mondiale sur les femmes, celles-ci travaillent un plus grand nombre d’heures que les hommes. Ainsi, plus de 68 % de la valeur de la production mondiale des femmes, estimée à 11 milliards de dollars, n’apparaît dans aucun système de comptes nationaux. Or, ces milliards de dollars sont attribuables au travail "invisible" et non rémunéré des femmes.13 Pourtant, une grande partie du travail des femmes a une valeur sociale très élevée: il comprend le soin et l’éducation des jeunes, ainsi que la préparation des repas et l’entretien de la maison. Tant que l’on n’appréciera pas vraiment à sa juste valeur la contribution des femmes à la vie de la société, cette inégalité demeurera insurmontable.

Les peuples autochtones

Le traitement réservé aux peuples autochtones du Canada demeure un des chapitres pénibles de notre histoire. Si les autochtones inscrits vivant dans les 607 bandes constituent seulement 2 % de la population du pays, il s’agit cependant d’une population jeune dont le taux de croissance démographique est deux fois plus élevé que celui de la population en général. Le taux de mortalité infantile y est deux fois plus important; le taux de chômage, presque trois fois plus élevé; les revenus, inférieurs à la moitié du revenu moyen canadien. Les autochtones ont une espérance de vie de presque dix ans inférieure à celle du reste de la population, alors que le taux de suicide est presque trois fois plus élevé que celui des autres groupes de notre pays.14 La situation des autochtones non inscrits est pire que celle de la plupart des Canadiens et des Canadiennes.

Les Églises chrétiennes continuent d’accompagner les peuples autochtones qui tentent de surmonter les difficultés qui affligent encore un grand nombre de leurs communautés: par exemple, la perte de terres, l’extinction de leur culture, les modifications de territoires, ainsi que les défis de plusieurs d’entre eux, chaque jour plus nombreux, qui partent vivre en ville.15

Les personnes déracinées

Un citoyen sur 200, dans le monde, est un réfugié ou une personne déplacée; c’est un pourcentage neuf fois plus élevé qu’en 1970.16 Il y a présentement 19,5 millions de réfugiés et 30 millions de personnes déplacées à l’intérieur de leur pays.17 Blessées dans leur dignité, beaucoup de personnes déracinées connaissent souvent une très grande pauvreté.

Le Canada s’enorgueillit de l’accueil qu’il a réservé aux immigrants au cours de son histoire. Pourtant, à cause de notre système actuel, un riche entrepreneur entre beaucoup plus facilement au pays que celui qui cherche simplement la survie de sa famille. Même si les immigrants et les réfugiés apportent au Canada leur richesse économique, sociale et culturelle, il faut admettre que les sacrifices qu’ils doivent faire pour y arriver et s’y établir sont énormes; avant d’être traités comme citoyens à part entière, il leur faut vivre plusieurs étapes fort coûteuses.18 La difficulté du processus d’immigration et d’adaptation au pays explique pourquoi le taux de pauvreté des familles dont le chef est un immigrant est plus élevé que celui des familles dont le chef est né au Canada. De plus, dans les familles immigrantes établies au pays depuis un certain temps, la pauvreté est "relativement faible" comparée à celle des nouveaux arrivés.19

Les familles

Au fil des ans, l’Eglise dans son enseignement social a défendu les droits économiques de la famille, parce qu’ils sont nécessaires à l’établissement d’un ordre social juste. Si nous voulons soutenir les familles, il est plus qu’urgent, à l’approche du troisième millénaire, de se porter à la défense et à la sauvegarde de ces droits fondamentaux. La vague de compression des programmes sociaux, qui s’abat aujourd’hui sur le pays et l’ensemble des provinces, a un impact direct sur les parents et par voie de conséquence sur les enfants. Des impératifs économiques de plus en plus nombreux obligent le père aussi bien que la mère à travailler toujours davantage pour subvenir aux tout premiers besoins de la famille: ils sont écartelés entre leurs tâches de conjoints, de parents, d’éducateurs et les pressions exercées par les milieux de travail de plus en plus exigeants quant à la rentabilité, l’efficacité et la performance à fournir. Les parents trouvent difficile de concilier leurs responsabilités familiales et professionnelles. Notons que le contexte économique des dernières années, surtout avec les coupures exercées récemment dans les programmes sociaux, apparaît plus contraignant pour l’ensemble de la population féminine.

En 1994, le nombre d’enfants pauvres dépassait 1,3 million, soit un taux de pauvreté de 19,1%.20 Le fait que près d’un enfant sur cinq vive dans la pauvreté dans l’un des pays les plus riches du monde n’est rien de moins qu’un acte d’accusation porté contre l’ordre socio-économique actuel. Les enfants issus de familles monoparentales sont quatre fois plus pauvres que ceux de familles biparentales. Malgré l’adoption d’une résolution votée à l’unanimité au Parlement canadien en 1989 par les députés des trois partis fédéraux, visant à éliminer la pauvreté chez les enfants du Canada d’ici l’an 2000, quatre ans plus tard, celle-ci avait augmenté de 55%. C’est pourquoi les Eglises chrétiennes ont à maintes reprises invité le gouvernement fédéral à adopter une action concertée pour relever ce défi.21

Dans un rapport récent, un comité inter-Églises s’est exprimé franchement à ce sujet: "Dans notre société, si un parent refuse de nourrir son enfant, de le vêtir ou de pourvoir à sa sécurité sociale, on l’accuse de maltraiter l’enfant; mais quand le gouvernement refuse la même chose à 1,362 million d’enfants, on dit qu’il ne fait qu’équilibrer son budget".22

II. POURSUIVRE L’OEUVRE LIBÉRATRICE DE DIEU

Notre réflexion pastorale sur l’élimination de la pauvreté s’inspire d’abord de l’Ancien Testament, où la libération du peuple hébreu de la servitude d’Egypte (Exode 3, 7-12) a constitué un événement religieux et politique de premier plan. Cette libération, point de départ de la formation du Peuple élu, est le fait par excellence où Yahvé se révèle le Dieu des opprimés, le Dieu des pauvres. En échange de sa libération, le peuple d’Israël devait respecter l’Alliance avec son Dieu en se souciant des pauvres et des faibles. "Il n’y aura pas de pauvres parmi vous", lit-on au livre du Deutéronome (15,4). D’où le souci, chez les Israélites, de marcher dans la justice, de faire l’aumône et d’adopter des lois susceptibles de traduire concrètement la solidarité sociale. La lutte pour éliminer la pauvreté est devenue, à leurs yeux, le signe de la présence de Dieu et le motif d’espérer un monde meilleur.

Solidaires des pauvres, les prophètes ont rappelé les exigences de la parole de Dieu en des termes décisifs (Jérémie 22,3; Michée 3, 1-5). Tout ce qui brise ou empêche la relation entre Dieu et le peuple élu (argent, pouvoir terrestre, rapports d’oppression) est considéré comme une idole, c’est-à-dire comme un faux dieu qui mérite une dénonciation sans appel.

Notre réflexion atteint son sommet dans le Nouveau Testament. En venant dans ce monde, Jésus choisit la voie d’une vie simple. Tout au long de son ministère, il s’identifie aux pauvres et aux marginaux de son temps. Même si la prospérité était considérée comme un signe de la faveur de Dieu, Jésus n’a pas craint de mettre ses disciples en garde contre le danger que représente la possession des richesses.23 Sa principale activité consistait à annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (Luc 4, 18; Matthieu 11, 5). Avec Jésus, le Royaume de Dieu se présente, concrètement et en premier lieu, comme l’espérance des groupes de femmes et d’hommes maintenus dans la marginalisation sociale. En effet, c’est en évoquant leurs conditions d’existence et leurs espoirs, que le Nazaréen s’adresse à ceux et celles qui ne subissent pas le même rejet ou qui contribuent à le maintenir.24 La vie de Jésus illustrait, de cette manière, "le choix préférentiel des pauvres". Il ira jusqu’à dire que tout ce qui aura été fait pour l’affamé, l’assoiffé, l’étranger sera considéré et compté comme fait à Lui-même. (Matthieu 25:31ss)

Les premières communautés chrétiennes valorisaient beaucoup le partage des biens (Actes des apôtres 2, 44-45; 4, 36-37). C’était l’une des manières concrètes de mettre en pratique le nouveau commandement d’amour de Jésus (1 Jean 3, 17; Jacques 2,5). À l’occasion de la collecte pour les pauvres de Jérusalem, saint Paul écrit aux Corinthiens que leur générosité est une mesure de l’authenticité de leur amour (2 Corinthiens 8,8).

Ce bref rappel de la Parole suffit à démontrer qu’il entre dans le plan de Dieu que nos frères et nos soeurs soient libérés de tout ce qui les opprime et les blesse dans leur dignité humaine. C’est Lui qui prend l’initiative d’une telle libération et qui nous invite à la poursuivre. Celle-ci doit s’inscrire non seulement dans les gestes quotidiens des individus et des groupes, mais aussi dans les législations. Les pauvres eux-mêmes sont invités à se lever, à se tenir debout et à marcher solidairement vers de meilleurs horizons.

III. ACCOMPLIR LA JUSTICE

Aujourd’hui, plus que jamais, nous sommes appelés à vivre, à la suite des prophètes, à la suite de Jésus et au milieu de notre monde actuel, un ministère toujours délicat, souvent controversé et néanmoins essentiel: dénoncer le mal social qui opprime et appauvrit aujourd’hui nos frères et nos soeurs. C’est l’injustice structurelle qui doit être combattue, nous en sommes convaincus, car elle constitue une cause indiscutable de pauvreté. Nous pouvons le faire à la fois par notre propre conversion et notre réel repentir, et par la promotion et la pratique du changement social inspirées de l’Evangile.

À l’approche du troisième millénaire, de plus en plus, il semble que le monde se divise en deux nouveaux pôles distincts: les travailleurs et les travailleuses des services et les travailleurs et les travailleuses du savoir.25 Ces derniers, privilégiés et poussés par les forces souvent cachées de la mondialisation du marché, en viendront-ils à considérer les premiers, désormais marginaux, comme inutiles ou comme nuisibles à leur plan de carrière? Verra-t-on croître un secteur social encore plus défavorisé, composé des personnes totalement exclues du marché et de toute participation économique? La qualité morale de la croissance économique se mesure également à la façon dont elle est partagée. L’Église continue d’exprimer de sérieuses réserves et de formuler de fermes dénonciations chaque fois que le projet économique ultra-libéral des milieux d’affaires polarise davantage les riches et les pauvres ou qu’il exclut ces derniers des bénéfices.

L’enjeu principal des prochaines années sera la distribution équitable de l’ensemble des biens du monde que nous aurons sauvegardés et que nous léguerons aux générations à venir. Pour relever ce défi apparemment colossal, il nous faut à tout prix une éthique globale pour cette ère de la mondialisation. On ne peut plus présenter le néo-libéralisme économique comme un synonyme de progrès social.26 La réalité actuelle, absolument catastrophique, nous dit jusqu’où ce système nous a conduits en appauvrissant l’ensemble de nos frères et de nos soeurs. Par contre, la démocratisation économique, d’authentiques réformes redistributives ainsi que le renforcement de la société civile qui en résultera, doivent être des objectifs prioritaires.

IV. EMPRUNTER LES CHEMINS DE LA SOLIDARITÉ

Au fil des ans, les Évêques du Canada ont élaboré et proposé aux membres des communautés chrétiennes une méthode pastorale pour aborder les problèmes sociaux. Cette dernière repose sur la conviction de la nécessité de l’engagement solidaire des membres du peuple de Dieu avec les personnes appauvries et leurs organisations pour la transformation du monde. Elle reconnaît également le rôle de premier plan des personnes appauvries qui, en quête de respect et de dignité, s’organisent et deviennent les acteurs véritables de l’amélioration de leur condition de vie. Cette méthode pastorale comporte les étapes suivantes: la présence et l’écoute des pauvres; l’analyse critique des structures économiques, politiques, sociales qui sont cause de l’appauvrissement; la mise en lumière des valeurs et des principes évangéliques; la réflexion et l’action créatrice quant à des visions ou des modèles nouveaux en vue du développement social et économique; la solidarité avec les groupes populaires.27

Dans le contexte actuel, il faut nous engager solidairement avec les nouvelles victimes de la restructuration économique mondiale: par exemple, les pêcheurs et les mineurs du charbon qui assistent à la fermeture complète de leur industrie, les travailleurs et les travailleuses des industries victimes de délocalisation, les travailleurs et les travailleuses de bureau déclarés excédentaires par suite de l’introduction de changements technologiques ou de compressions gouvernementales. En empruntant ces chemins de solidarité avec les personnes appauvries, nous reconnaissons qu’elles peuvent réussir à redonner davantage à notre société un nouveau tissu social des plus humains.

Solidaires des populations du Sud

Parmi les agents de changement véritable, nous pouvons compter sur les organisations de coopération internationale et en particulier sur la contribution significative de Développement et Paix. Créé par l’épiscopat du Canada en 1967, cet organisme, voué à l’éducation du public et à la solidarité internationale, s’est donné des orientations et a mis en place des programmes avec ses partenaires des pays en voie développement. Ces programmes ont comme objectifs de lutter contre l’appauvrissement, de réaliser une distribution plus équitable des richesses; bref, de travailler à la promotion des personnes d’abord.28 Comptant sur la solidarité du public et sur la contribution du gouvernement canadien, Développement et Paix et ses partenaires risquent toutefois de devoir renoncer à ces objectifs: car, selon le rythme en cours, le pourcentage du produit national brut consacré à l’aide publique au développement aura décliné de 50 % entre 1991 et 1998.

Au-delà de l’aide, ce sont les structures inégales du système international de libre marché qu’il importe de changer. S’inspirant de la Parole de Dieu (Lévitique 25, 8 à 12) et en guise de préparation à l’année du Jubilé29, Sa Sainteté Jean-Paul II a demandé que l’on réduise substantiellement et même qu’on efface la dette des pays pauvres, qui atteint 1,8 trillion de dollars. Pour que cette remise de dette n’engendre pas un nouveau cycle d’endettement ou d’autres fardeaux démesurés pour les pauvres, de nouvelles pratiques devront apparaître en matière de finances publiques.

D’autres mesures, positives et applicables, favoriseraient une plus grande circulation des profits dans les communautés locales: pratiques commerciales plus équitables ou même préférentielles pour les pays du Sud, contrôle de l’investissement spéculatif international et taxes afférentes, réformes fiscales favorisant l’environnement, réduction des dépenses militaires, codes de conduites pour les sociétés.30 Selon une importante étude réalisée dans onze pays qui avaient adopté des politiques de lutte contre la pauvreté, surtout chez les enfants, aucun n’a connu de succès en comptant exclusivement sur les forces du marché ou sur la théorie selon laquelle les profits générés par la croissance finiront bien par toucher les pauvres. Dans chacun de ces pays, en effet, le gouvernement avait fait des programmes sociaux ses priorités d’investissement, en particulier dans les domaines de l’éducation et de la santé.31

Solidaires des gens d’ici

Le Canada peut tirer parti de ces expériences. Pour réaliser des pas concrets vers l’élimination de la pauvreté au pays, notamment chez les femmes, les autochtones, les personnes déracinées, les familles, nous joignons nos voix à tous ceux et celles qui demandent que les solutions de rechange reposent sur une réforme courageuse de la fiscalité, sur l’élimination de certains abris fiscaux pour les sociétés, sur la création d’emplois dignes, sur la baisse des taux d’intérêt, sur la promotion des programmes sociaux.32 L’établissement de rapports plus équitables au sein du couple, un meilleur partage des tâches et des responsabilités domestiques, des allocations adéquates au soutien des enfants, une réforme fiscale audacieuse, une éducation préparant les garçons à assumer leurs futures responsabilités parentales, voilà autant de moyens pour contrer la pauvreté des familles. Nous nous joignons à nouveau à ceux et celles qui, de bonne foi, demandent aux gouvernements et à la population de réaffirmer leur engagement et de faire en sorte que la lutte contre la pauvreté et les politiques de redistribution soient au premier rang des priorités nationales.

Poursuivant l’oeuvre de Dieu et donnant de l’espérance à notre monde, plusieurs initiatives continuent de nous inspirer: les oeuvres caritatives de la Société Saint-Vincent de Paul qui célèbre cette année son 150e anniversaire d’établissement au Canada, la lutte contre la pauvreté menée par des comités inter-Églises de justice sociale tels que PLURA, le travail indispensable et solidaire des groupes populaires et des groupes de femmes, les stratégies de développement économique communautaire et régional, le mouvement des coopératives de travail, de production et de services. Toutefois, nous soulignons qu’il n’existe pas de remède plus efficace contre la pauvreté qu’un emploi stable et bien rémunéré. Tant au plan humain qu’au plan économique, il est inacceptable qu’un taux de chômage aussi élevé que celui que nous connaissons constitue un trait permanent de l’économie du Canada. Pour les décideurs gouvernementaux comme pour ceux du secteur privé et ceux du secteur bénévole,
c’est là un défi aussi énorme qu’incontournable.

Des voies d’espérance

C’est l’accueil préférentiel des personnes les plus appauvries qui nous a poussés à vous adresser cette lettre. Des pauvres, nous en côtoyons dans toutes les paroisses du pays. Nous ne pouvons pas nous limiter à l’exhortation; mais nous devons aussi nous joindre aux démarches entreprises ou à entreprendre pour le changement social, si nous voulons demain une civilisation d’amour. À cet égard, nous continuerons à encourager la prière et la réflexion sur les enjeux sociaux actuels et sur nos responsabilités sociales. Pour que nous puissions être véritablement une Eglise servante des pauvres, il nous importe de savoir les reconnaître, poursuivre l’oeuvre libératrice de Dieu, marcher dans la justice et emprunter des chemins de sodarité.

Ainsi invitons-nous de nouveau, et avec vigueur, les communautés chrétiennes à vivre intensément l’enseignement social de l’Église sur le travail humain: qu’elles renouvellent régulièrement leur engagement en faveur de politiques de gestion des ressources humaines et de rémunération justes, de stratégies d’action positive ainsi que de mesures favorisant la participation aux structures décisionnelles. La présence des syndicats dans un milieu de travail contribue à réduire l’écart salarial entre les hommes et les femmes, ainsi qu’à l’amélioration des revenus et des conditions de travail: que les communautés s’engagent à soutenir, à renforcer et à revitaliser l’apport social du mouvement ouvrier en vue de l’élimination de la pauvreté.33

Nous continuons à encourager les chrétiens et les chrétiennes qui oeuvrent auprès des personnes appauvries et avec elles en faveur d’un changement social juste. Nous encourageons aussi ceux et celles qui, au sein de nos communautés chrétiennes, sensibilisent leurs frères et soeurs à la dimension sociale de la foi, oeuvrent avec les organismes du milieu, participent à diverses démarches auprès des instances publiques ainsi qu’aux sessions de prières, de jeûnes et aux vigiles en guise de signe de
solidarité avec les victimes de la pauvreté. Ils nous rappellent ainsi que l’action communautaire est une partie intégrante de la transformation sociale et culturelle nécessaire à l’élimination de la pauvreté. Malgré les situations difficiles et les progrès modestes obtenus, nous devons redécouvrir la force prophétique des témoins de l’Evangile, source de notre espérance pour un monde meilleur. C’est dans ce sens, que nous pouvons méditer sur les Béatitudes: «Heureux, vous les pauvres: le royaume
de Dieu est à vous" (Luc 6,20); "Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés" (Matthieu 5, 6).

Mgr François Thibodeau, c.j.m., évêque d’Edmundston, président
Mgr Bertrand Blanchet, archevêque de Rimouski
Mgr Nicola De Angelis, évêque auxiliaire à Toronto
Mgr Marcel Gervais, archevêque d’Ottawa
Mgr Pierre Morissette, évêque de Baie-Comeau
Mgr Peter Alfred Sutton, o.m.i., archevêque de Keewatin-Le Pas


NOTES

1. Le 21 décembre 1993, l’Assemblée générale des Nations Unies proclamait 1996 l’«Année internationale pour l’élimination de la pauvreté». Elle voulait ainsi «faire prendre conscience que le raffermissement de la paix et le développement viable passaient obligatoirement par l’élimination de la pauvreté…» En mars 1995, au terme du Sommet mondial pour le développement social tenu au Danemark, le Canada et les autres signataires de la Déclaration de Copenhague affirmaient: «Nous nous engageons à atteindre l’objectif de l’élimination de la pauvreté dans le monde.»

2. Pontifical romain. Ordination d’un évêque, Desclée/Mame, Paris, 1977.

3. Mgr Jean-Guy Hamelin, évêque de Rouyn-Noranda, "Les pauvres, une université de haut-savoir dans notre société", La Presse, Montréal, 7 janvier 1996, p. B2

4. Fonds des Nations Unies pour l’enfance, La situation des enfants dans le monde. New York, 1996, p. 10.

5. Programme des Nations Unies pour le développement. Rapport sur le développement humain. New York, Oxford University Press, 1992.

6. Les seuils de pauvreté varient selon la taille de l’unité familiale et la population de la région de résidence. Le seuil de pauvreté réfère aux personnes qui doivent consacrer 56,2 % ou plus de leurs revenus annuels bruts à la nourriture, au vêtement et au logement. Dans ses calculs, toutefois, Statistiques Canada ne tient pas compte du Yukon, des Territoires du Nord-Ouest, des réserves autochtones et des institutions telles, les prisons, les hôpitaux psychiatriques et les foyers pour personnes âgées. Conseil national du bien-être social. Profil de la pauvreté 1994. printemps 1996, pp. 1 et 4.

7. Programme des Nations Unies pour le développement. Rapport sur le développement humain. 1995 et 1996.

8. Conseil national du bien-être social, 1996, p. 9.

9. Conseil économique du Canada. Le nouveau visage de la pauvreté: les besoins des familles canadiennes en matière de sécurité du revenu. 1992.

10. Le taux de pauvreté, pour le petit nombre de femmes chefs de famille âgées de moins de 25 ans, atteint le sommet astronomique de 89,6 %. Conseil national du bien-être social, 1996, pp. 9,32 et 34.

11. Programme des Nations Unies pour le développement, 1995. Lire aussi. Conseil national du bien-être social, 1996. Ce classement inférieur est dû, en partie, au fait que le revenu des femmes est en moyenne 29,3 % moindre que celui des hommes.

12. Assemblée des évêques du Québec, Comité des affaires sociales. Pour en finir avec la pauvreté chez les femmes. Message du 1er mai 1995.

13. Programme des Nations Unies pour le développement, 1995, pp. 88 et 97.

14. Voir, Ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien. Comparaison des conditions sociales des Indiens enregistrés avec celles de la population canadienne en général, juillet 1995.

15. Voir, par exemple, Que la justice coule comme une puissante rivière, mémoire de la CECC présenté à la Commission royale sur les peuples autochtones, 1995; The Sacred Path: A Journey of Healing for Canadian Churches and Aboriginal Peoples. Coalition pour les droits des autochtones, décembre 1995.

16. Programme des Nations Unies pour le développement, 1995, p. 13.

17. Conseil oecuménique des Églises. A Moment To Choose: Risking To Be With Uprooted People. Genève, 22 septembre 1995.

18. Comité inter-Églises pour les réfugiés. Taking All Rights Seriously For All Groups In A Country. Mémoire remis au gouvernement du Canada en février/mars 1996, paragraphe no 3.

19. Conseil national du bien-être social, 1996, p. 50.

20. Conseil national du bien-être social, 1996, p. 10.

21 . Lettre des chefs des Églises portant sur la pauvreté chez les enfants, adressée à l’Honorable Jean Chrétien. Mgr Francis J. Spence signait cette lettre à titre de président de la CECC.

22. Coalition inter-Églises pour la justice économique. Promises to Keep, Miles to Go: An Examination of Canada’s Record in the International Year for the Eradication Poverty. Our Times, Toronto, 1996,p. 23

23 . Voir, par exemple: Matthieu 6,19 et 24; 13,22; 19,24; ainsi que Luc 6,24; 12,20; 16,22-23.

24. Assemblée des évêques du Québec, Comité de théologie. L’engagement de la communauté chrétienne dans la société, janvier 1994, p. 41.

25. Jeremy Rifkin. The End of Work: The Decline of the Global Labour Force and the Dawn of the Post-Market Era. New York. Tarcher-Putnam, 1995; «The Age of Social Transformation», Peter F. Drucker, dans The Atlantic Monthly, novembre 1994. Sur ce vaste thème, voir, par exemple, en français, Perret, Bernard, L’avenir du travail, les démocraties face au chômage. Éditions du Seuil, Paris, 1995.

26. Groupe de Lisbonne, Limites à la compétivité. Vers un nouveau contrat mondial. Boréal, Montréal, 1995, et Groupe de théologie contextuelle québécoise, "Le libéralisme triomphant, dans l’Église canadienne, vol. 29, no. 6, Juin/Juillet 1996, pp. 180-189.

27. Conférence des évêques catholiques du Canada. Choix étiques & défis politiques. Réflexions éthiques sur l’avenir de l’ordre socio-économique du Canada. 1984, p 2.

28. Voir, Développement et Paix, L’élimination du chômage et de la pauvreté: un choix politique, avril 1995.

29. Jean-Paul II, Tertio Millenio Adveniente. 14 novembre 1994, no 51.

30. Voir, Coalition inter-Églises pour l’Afrique. Toward a Moral Economy. Toronto, 1996, p. 69-72 et Korten, David, When Corporations Rule The World (West Hartford, Conn.: Kumarian Press, 1995), pp. 303-324.

31. Fonds des Nations Unies pour l’enfance. Le profil du succès. New York, 1995.

32. Lire, par exemple: Centre canadien de politiques alternatives et Coalition CHOICES pour la justice sociale, L’Alternative budgétaire pour le gouvernement fédéral en 1996. Ottawa, février 1996; Bob Goudzwaard et Harry de Lange, Beyond Poverty and Affluence: Towards a Canadian Economy of Care. Presses de l’Université de Toronto, 1994, p. 127 à 151.

33. Commission épiscopale des affaires sociales. Conférence des évêques catholiques du Canada, L’appui aux syndicats – une responsabilité chrétienne. 1er mai 1986, no 10.